CHAPITRE 3
La tête de vieillard se souleva lentement. Une tête de saurien. Par-dessous des paupières mi-closes, les grands yeux jaunes et ovales contemplaient l’extérieur. La peau jaunâtre, dont la couleur et la texture rappelaient celles d’un parchemin ancien, était tendue sur un crâne lisse et plat et retombait en plis mous autour d’un cou distendu. Pas un cheveu, pas un poil de moustache, pas un cil.
Un étroit bandeau lui barrait le front. Cet anneau émettait par pulsations une lumière de couleur violette, au rythme d’ondes d’énergie croissantes ou décroissantes.
La vision qu’en avait Hocking était comme entourée d’un halo de fumée – nette au centre de son champ de vision, mais tremblante et floue à la périphérie. Le visage le fixait d’un regard imperturbable, avec une expression au-delà du mépris ou de la méchanceté, bien qu’on eût pu en déceler des traces, au-delà de la lassitude ou même de l’âge. Froide. Reptilienne. Cette expression était totalement étrangère à toutes les émotions généralement associées à l’espèce humaine.
Chez une personne ordinaire, ce visage et son indéchiffrable grimace auraient causé un sentiment de malaise, sinon de véritable terreur, mais Hocking s’y était habitué.
« Ortu. » Il prononça le nom doucement, distinctement. « Nous sommes prêts à procéder à l’expérimentation finale. J’ai trouvé un sujet particulièrement réceptif au stimulus. » Hocking se passa la langue sur les lèvres et attendit la réponse.
Pendant un moment, il ne put être sûr que l’image en face de lui avait entendu, mais il pensait que c’était le cas. La réponse viendrait en temps voulu.
« Alors, procède comme je l’ai indiqué. » Les mots étaient prononcés d’un ton neutre, mais avec une tonalité particulière : un très léger soupçon d’accent étranger, mais non identifiable.
« J’ai pensé que vous seriez content, Ortu. Enfin nous pouvons commencer », dit Hocking dont la lèvre supérieure tremblait d’excitation. « Enfin, après si longtemps…
— Content ? Et quelles raisons aurais-je d’être content ? Oh, il y en a mille ! » La pointe de venin dans la voix ne trompait pas. « Content que cela ait pris si longtemps ? Que même ma patience inépuisable ait été mise à rude épreuve à maintes reprises sans l’ombre d’un résultat ? Que tous mes plans doivent reposer sur les efforts dérisoires d’une créature trop bornée pour comprendre la moindre chose dans ce qu’il a à faire ? » Le bandeau sur son front scintillait fortement.
Hocking encaissa bravement les sarcasmes. « Cette fois j’ai été particulièrement minutieux dans le choix du sujet : c’est un chercheur qui étudie le sommeil, du nom de Reston, et il est très influençable. Vous ne serez pas déçu, je vous le promets.
— Très bien. Alors commence tout de suite. » Ortu ferma les yeux et laissa retomber sa tête sans âge.
« C’est ce que je vais faire. » Hocking aussi ferma les yeux et quand il les rouvrit l’image scintillante avait disparu. Il resta assis sur son siège dans la pénombre de sa cabine. L’ombre d’un sourire planait sur les traits de son visage squelettique. Maintenant, enfin, tout était prêt. L’expérimentation finale pouvait commencer.
Spence sortit du sanicube en sifflotant. Il se sentait mieux qu’il ne s’était senti depuis des semaines. Dispos, alerte et heureux. Il avait dormi toute la nuit d’un sommeil de plomb. Et pas un rêve n’était venu troubler ce sommeil – du moins pas un de ces rêves qu’il s’était mis à redouter récemment : rêves sans couleurs, sans formes, qui semblaient issus d’une imagination étrangère et stérile, qui s’emparaient de son esprit et le laissaient tremblant et vidé, mais sans souvenir.
Ce qui l’avait tracassé était maintenant du passé, du moins l’espérait-il. Peut-être n’avait-ce été que l’effort d’adaptation au confinement de la station. GM était la plus grande des stations de recherche avancée en orbite. De fait, c’était la première colonie autonome existant dans l’espace, maintenue sur une orbite située à trois cent vingt mille kilomètres au-dessus de la Terre autour d’un point nommé par les astrophysiciens « libration cinq ». Cette distance, ou plutôt l’idée qu’ils se faisaient de cette distance, avait parfois un effet étrange sur les nouveaux venus. Certains ressentaient des symptômes de claustrophobie ; d’autres devenaient nerveux, irritables et présentaient des troubles du sommeil, ou faisaient des cauchemars. Souvent, ces problèmes n’étaient pas perçus tout de suite ; ils se développaient lentement au cours des premières semaines ou mois de présence du nouveau spationaute, et n’avaient rien à voir avec le problème parallèle de fatigue de l’espace que seuls les vétérans – ceux qui en étaient à leur cinquième ou sixième séjour – pouvaient expérimenter. C’était quelque chose de totalement différent.
Spence donc, très satisfait de lui-même pour avoir traversé le pire et s’en être sorti, se frotta le corps avec une serviette chaude et humide pour éliminer la fine poudre bleue dispensée par le distributeur et jeta la serviette dans la trappe prévue à cet effet. Il endossa une combinaison propre bleu et jaune et se dirigea vers son laboratoire avec l’espoir de pouvoir renouer les fils de son projet.
Il pénétra sans bruit dans le labo et trouva le Dr Tickler penché sur une table de travail, entouré de toute sorte d’équipement électronique et de matériel d’expérimentation.
« Bonjour », lança Spence sur un ton amical. Ici, il n’y avait pas vraiment de jour ou de nuit, mais les résidents de Gotham entretenaient l’illusion, et la station complétait lentement un tour sur son axe en douze heures pour parfaire la supercherie.
« Ah, vous voilà ! Oui, bonjour. » Tickler tourna la tête pour mieux observer Spence. Il portait une magnifique cagoule qui faisait ressortir exagérément ses yeux, comme deux boutons de porte en verre tachés de peinture.
« Un problème ?
— Un des scanners grésille. Rien de grave. Je pensais en profiter pour le régler. »
Spence crut déceler une certaine rebuffade dans la sécheresse du ton. Puis il se souvint qu’il avait manqué le rendez-vous de travail qu’il avait fixé pour la veille.
« Désolé. Je… Je ne me sentais pas très bien hier soir. » Cela n’était pas loin de la vérité. « Je me suis endormi. J’aurais dû vous prévenir.
— Et les autres jours ? » Tickler pencha la tête en avant et souleva sa cagoule pour le regarder dans les yeux. Avant que Spence puisse trouver une réponse convenable, son assistant déclara en haussant les épaules : « Pour moi, c’est la même chose, Dr Reston. Je peux toujours trouver un autre poste – peut-être pas auprès d’un collègue aussi prestigieux, mais de quelqu’un qui saura apprécier mes services. Vous, en revanche, je pense que vous aurez du mal à trouver un assistant à cette date tardive. Vous seriez forcé de remettre à plus tard votre projet, n’est-ce pas ? »
Spence acquiesça sans rien dire.
« C’est ce que je pensais. Bon, c’est votre choix, mais je ne supporterai plus cela. Je respecte votre travail, Dr Reston, et je veux qu’on respecte le mien. Maintenant – il eut un petit sourire pincé, totalement dépourvu de chaleur –, maintenant que nous nous comprenons, je suis sûr qu’il n’y aura plus de problèmes.
— Vous avez raison », répondit Spence sèchement. Il se sentait pris comme un écolier qui est arrivé en retard une fois de trop et qui s’est fait proprement réprimander. C’était déjà assez ennuyeux, mais il détestait par-dessus tout qu’on lui rappelle qu’il était le seul à se trouver sur GM grâce à une subvention et qu’il ne pouvait pas tracer sa propre ligne de recherche en dehors des limites étroites définies par cette subvention. Il n’avait pas de ressources personnelles, du moins pas ce qui aurait pu lui payer une couchette à bord du plus petit laboratoire spatial, sans parler de GM. Il n’était là que grâce à ses capacités intellectuelles, cela et la bienveillance du Conseil de GM pour l’avancement de la recherche.
« Je peux vous assurer qu’il n’y aura plus de malentendu. Maintenant nous allons commencer comme nous aurions dû le faire hier soir. »
Tandis qu’ils préparaient ensemble le labo pour la prochaine série d’expériences, une petite étincelle de joie intérieure ralluma chez Spence son enthousiasme. Il se sentait mieux qu’il ne s’était senti depuis des semaines. Et après tout, cela aurait pu être pire pour lui : Tickler aurait pu demander un autre poste. Cela aurait vraiment bousillé ses travaux et donné de lui une mauvaise image devant la Commission.
Il en vint finalement à ressentir de la gratitude envers Tickler pour sa réprimande. Il la sentait venir et peut-être même avait-il besoin de cela pour remettre son esprit au travail. Et il était un peu triste pour Tickler, un homme plus âgé, lui-même titulaire d’un doctorat de niveau C, réduit à jouer l’assistant de labo en regardant les plus jeunes monter en grade à sa place. On ne pouvait pas ne pas trouver cela triste.
En passant devant le poste de contrôle avec son énorme panneau d’affichage, il aperçut son image reflétée dans la vitre à moitié teintée. Il vit un homme jeune approchant la trentaine, mince, de taille un peu supérieure à la moyenne, aux gestes francs et assurés. De grands yeux sombres perçaient sous une mèche rebelle de cheveux bruns, des cheveux qui même coiffés paraissaient indomptables. Le visage reflétait une vive intelligence et dans la projection de la mâchoire inférieure une volonté forte, proche de l’obstination. C’était un visage qui ne trahissait pas facilement l’émotion, mais la bouche charnue et sensuelle et la fossette du menton rachetaient l’impression de froideur et de distance.
La période de travail de routine se terminait et il se sentait prêt à commencer une nouvelle série d’expérimentations sur le sommeil. Il fêta le retour de son ardeur au travail en s’octroyant une heure de récréation dans la galerie de jeux de Gotham pour jouer à Rat Race, son jeu favori. C’était un de ces jeux de dernière génération incorporant, avec un effet de biofeedback, une variable qui affectait les réflexes mentaux et affectifs du joueur. Dans son état d’euphorie, Spence ramassa jusqu’à un demi-million de points avant que les rats ne le rattrapent et il laissa la place à un groupe de cadets qui attendaient impatiemment. Il quitta l’agitation bruyante de la galerie et se retrouva bientôt à Central Park, parcourant sans autre but son allée préférée parmi les hautes fougères.
Il s’était arrêté pour s’immerger dans l’atmosphère humide du lieu et ses relents de terre – les yeux fermés, la tête renversée pour capter la lumière réfléchie du soleil, respirant l’air à pleins poumons – quand il entendit un bruissement derrière lui. À regret, il se retourna pour laisser la voie libre, et en ouvrant les yeux, ceux-ci plongèrent, éblouis, dans deux globes liquides d’un bleu de porcelaine bordés de longs cils noirs.
« Vous ? » Spence fit inconsciemment un bond en arrière. Avec une gaieté désarmante, l’intruse se mit à rire et lui jeta : « Je pensais que c’était vous ; je vois que j’avais raison. Je n’oublie jamais un visage.
— Vous m’avez surpris. Je n’ai pas pu me retenir.
— Vous êtes pardonné. Je vous ai suivi. Vous vous promenez beaucoup. J’ai failli vous perdre plusieurs fois.
— Vous me suiviez ?
— Comment pouvais-je faire autrement pour m’excuser ? Je vous ai aperçu dans l’allée centrale. Je viens au parc tous les jours.
— Vous excuser ? » Spence s’en voulut de bafouiller comme un imbécile. « De quoi ? ajouta-t-il.
— De mon comportement détestable d’hier. Je suis vraiment désolée. Je n’avais aucun droit de vous traiter comme cela. Un manque de professionnalisme de ma part.
— Oh ! ce n’est pas grave », murmura-t-il.
La jeune fille poursuivit : « C’était la fin de la période de travail et je me sentais un peu énervée. Cela m’arrive quand je suis fatiguée. Et puis papa est parti depuis si longtemps que j’ai bien peur d’avoir un peu laissé le standing du bureau se détériorer.
— Papa ? » De nouveau, il s’en voulut.
« Et voilà, cela recommence. Je parle toujours plus vite que je ne pense.
— Vous voulez dire que votre père est le directeur de Gotham ?
— De la colonie, oui. Pas de la compagnie.
— Alors vous êtes sa fille…» Imbécile, qu’est-ce que tu racontes ?
« C’est cela. » Elle riait. « C’est mieux dit comme cela.
— Vous travaillez pour lui ? Je veux dire…
— Non, pas vraiment. Je faisais juste un remplacement parce qu’il était absent ainsi que son assistant. Je n’avais rien d’autre à faire. Ils sont partis toute la semaine pour organiser une sorte d’expédition.
— C’est intéressant. » Spence mourait d’envie de trouver quelque chose d’à moitié intelligent à dire. Il avait dépassé le stade d’imbécile et tournait au crétin.
« Vous trouvez ? Je suppose que oui, c’est-à-dire pour un scientifique. En ce qui me concerne, je n’ai aucune envie d’aller me promener sur Mars, ou ailleurs. Je n’étais déjà pas très heureuse d’arriver ici. »
Spence avait déjà entendu parler de ces « expéditions » comme elle disait ; au moins une fois par session, certains cadets étaient sélectionnés pour prendre part à un voyage sur une des bases extra-terrestres pour voir par eux-mêmes ce qu’on y faisait. Mars était sans hésitation la destination de luxe. Ceux qui y participeraient en retireraient un prestige certain qui viendrait renforcer leurs références.
« Quand la… euh, l’expédition est-elle prévue ? J’espère que ma question ne vous dérange pas. Voulez-vous marcher un peu ? Je m’appelle Spencer. Spence.
— Je sais. Je l’ai vu dans votre dossier, Dr Reston. » Devant son air un peu surpris elle ajouta : « Oh, cela n’était pas difficile. Je vous ai dit que je n’oublie jamais un visage. Et puis je me souvenais du code barres sur votre combinaison.
— Bravo ! » Ils se remirent à marcher lentement au milieu des fougères et des arbustes. Maintenant, cependant, Spence discernait une nouvelle senteur parmi les odeurs lourdes du jardin tropical. Un parfum frais et léger : il pencha pour le citron.
« Je m’appelle Ari. C’est une abréviation d’Ariane, mais si vous m’appelez comme cela, je ne vous adresserai plus jamais la parole. »
Pendant un court moment Spence pensa qu’une telle éventualité serait bien malheureuse, puis il réalisa qu’il connaissait à peine la fille. « Hum. » Il affecta une expression contemplative. « Ariane : c’est dans la mythologie grecque. C’était la fille du roi de Crète, Minos. Elle donna à son amant Thésée une pelote de fil qui lui permit de sortir du labyrinthe du Minotaure.
— Très bien ! » Elle applaudit en riant. « Il n’y a pas une personne sur mille qui se souvienne de l’histoire.
— Oh ! je me considère plutôt comme un classique », remarqua Spence à demi sérieux. « Ari, c’est un joli nom. Cela me plaît.
— Moi aussi j’aime le vôtre. » Ils s’arrêtèrent. En se retournant pour la regarder, Spence sentit tout son courage s’évaporer. « Eh bien, cela m’a fait plaisir de parler avec vous, dit-elle. Maintenant, il faut que je rentre. Nous nous reverrons peut-être une autre fois. » Elle hésita. « Au revoir. »
Elle fit rapidement demi-tour, se baissa pour éviter une branche, et Spence la vit s’enfuir comme un chevreuil, ses longs cheveux blonds flottant derrière elle, puis elle disparut entre les ombres des arbres. Il restait là, troublé par le mélange inhabituel d’émotions qui s’était emparé de lui. Il ne voulait pas la voir partir, tout en se disant qu’il n’avait pas le droit de penser ainsi : après tout, il ne l’avait jamais vue avant hier et elle était pareille à toutes les filles qu’il avait rencontrées jusqu’ici. Et pourtant une vague sensation de manque l’envahit tandis qu’il poursuivait sa promenade le long des allées du jardin.